Les barreaux aux fenêtres
Je
suis dans mon cerveau. Il est confortable et douillet. Sur le canapé, il y a
des coussins de couleur. Un joli tapis couvre le sol. Il est bien meublé, des
tiroirs partout, et même un ordinateur.
Mais
il y a des barreaux aux fenêtres.
Il
est chaleureux. J’y accueille les idées nouvelles que je range dans les
tiroirs. Certains sont un peu rouillés. Je ne sais plus trop ce qu’il s’y
trouve. Ils sont là, cependant, pleins de vieux souvenirs.
Mais
il y a des barreaux aux fenêtres.
Entourée de mes objets familiers, je m’y sens en
sécurité. Les coussins de mes habitudes sont larges, chauds et moelleux.
Mais
il y a des barreaux aux fenêtres.
Dans un coin, une petite porte donne
sur je ne sais quoi. Peut-être la pousserais-je un jour, car
Il
y a des barreaux aux fenêtres.
Et puis tiens, voilà ! Je pousse doucement la
petite porte qui grince légèrement. Je regarde derrière moi mon univers
douillet, sécurisant. Puis devant. Une brume bleutée occupe le volume. Je ne
vois pas le plafond. J’avance à petits pas. La porte derrière moi se referme.
Je regarde en arrière, puis à nouveau devant moi. La brume un peu s’estompe, et
je vois
des
barreaux aux fenêtres.
Je retourne en arrière et ouvre la petite porte. Un
grand vent de brume pénètre mon cerveau. Je le croyais seul et m’en découvre
deux. Je suis bien dans mon petit cerveau. Je respire un grand coup. Il est
confortable et douillet. Il y a maintenant une brume légère, et toujours
des
barreaux aux fenêtres.
Alors je pousse à nouveau la petite porte. Que faire
de cet espace ? Les barreaux aux fenêtres me sécurisent. Pourtant, il
souffle comme un petit vent de changement. Je ne peux rien apporter d’à-côté,
la porte est trop étroite.
Et
il y a des barreaux aux fenêtres.
Puis, un jour, je m’approche des barreaux aux
fenêtres. Dans un geste insensé, guidé par je ne sais quoi, je me glisse avec
peine entre deux barreaux. Je me cramponne à l’un d’eux pour ne pas tomber. Mon
cœur bat très fort. Tiens ! J’ai un cœur ! A quelques centimètres
sous mes pieds, l’herbe est fraîche, verte et bien grasse. J’avance doucement
le pied et, sans lâcher mon barreau, je touche le sol. L’autre pied rejoint le
premier. Devant moi, un grand pré aux fleurs multicolores s’étale au soleil.
Soleil ? oh, non ! Il n’y a pas de soleil. Pourtant, il y a beaucoup
de lumière. J’irais bien voir plus loin mais…
il
y a des barreaux aux fenêtres.
Il s’est fallu longtemps avant que ma main quitte le
barreau de la fenêtre. Quelques pas dans le pré… Il fait bon. C’est si beau. Je
regarde derrière moi et vois
les
barreaux des fenêtres.
J’avance doucement, jusqu’à un arbre au tronc
puissant. Je monte dans ses branches et me blottis dans son cœur. Sa ramure me
protège comme autant
de
barreaux aux fenêtres.
Je prends goût à l’espace, et redescends bientôt.
Traversant le pré, je rejoins la forêt. D’un coup d’œil en arrière, j’aperçois,
à la droite du bel arbre,
les
barreaux aux fenêtres.
La forêt est vivante. Mille bruits m’interpellent. Je
frissonne, et pourtant, les arbres me sont
des
barreaux aux fenêtres.
La forêt est douillette, les arbres confortables, la
nourriture abonde : baies et plantes sauvages changent mes habitudes. Je
peux encore retrouver mes coussins moelleux et mon ordinateur.
Mais
il y a des barreaux aux fenêtres.
J’arrive maintenant à la lisière de la forêt. Ma main
cramponne une branche d’arbre comme le barreau de la fenêtre, tandis que je
regarde l’étendue de sable devant moi. Je cligne des yeux tant il y a de
lumière. Je n’oserais jamais ainsi m’exposer… Devant quoi ? devant
qui ? Comme le sable doit être chaud, l’étendue infinie,
sans
barreau aux fenêtres.
Oh oui ! Comme le sable est chaud et
douillet ! Et puis, je vois toujours les barreaux de la forêt. J’avance
lentement, puis plus vite, et me mets à danser. L’ivresse me prend, et je
tourne et je tourne encore, virevolte comme le vent. Essoufflée, je m’arrête.
Il n’y a plus
de
barreaux aux fenêtres, il n’y a plus les barreaux de la forêt. Il n’y a plus de
forêt. Folle que je suis ! Où est-il mon petit cerveau confortable et
douillet
Avec
ses barreaux aux fenêtres ?
Ici, plus rien. Le sable chaud, l’étendue infinie. Le
ciel s’obscurcit et je me sens bien seule. Je marche dans la nuit, sans étoile,
sans lune, et je tombe dans un puits. Et là, assise au fond du puits, avec les
pierres comme barreaux aux fenêtres, je pleure et pleure encore. Fini le
cerveau confortable et ses coussins colorés, finie la brume bleutée et
ses
barreaux aux fenêtres,
finie
la clairière et son arbre puissant, finie la forêt et ses arbres barreaux. A
moi l’espace infini ! A moi l’espace infini ? Eh ! Mais
oui ! Je remonte à l’air libre, et sans même regarder en arrière les
barreaux de pierre du puits, je poursuis ma route. Seule, sans repère, et riche
d’un espace infini. Là, je ne fais plus l’espace, je ne l’occupe plus. L’espace
me fait, l’espace m’occupe.
Sans
barreaux aux fenêtres.
Il n’y a
plus de barreaux, il n’y a plus de fenêtres. Il n’y a plus de moi, il y a juste
l’espace. Maintenant, devant moi, s’ouvre une oasis. Rêve ou réalité ? Les
rêves sont encore
des
barreaux aux fenêtres.
J’approche des palmiers. Voilà de beaux barreaux. Un
jeune palmier sur moi se penche et me souffle à l’oreille comme un vent de
fraîcheur : « racines, racines… ». L’eau limpide de la rivière
murmure à mon oreille : « J’arroserai toujours ! Viens boire à
ma source ! ». Je ne veux, répondis-je, m’enraciner, et vous en
remercie. Car je ne veux plus jamais remettre des barreaux à mes fenêtres. Je
n’ai plus ni maison, ni fenêtre, et suis libre comme le vent.
« Traversant le désert, murmura la rivière, tu
t’es fondue dans l’espace de sable et d’air. Ta fuite ici s’achève. Il est
temps maintenant de lâcher ton cerveau inconscient. Construis ta maison par les
cinq éléments. La terre accueille tes racines que j’arrose, avec amour et
compassion. Bien ancrée dans le sol, la plante s’épanouit et grandit dans la
lumière et le vent de la liberté. L’éther te transmet l’harmonie de l’univers,
la paix et l’Amour du Tout-Puissant. Le veux-tu ?
Oui, je le veux ! répondis-je. Aussitôt des
racines sortent de mes pieds et s’enfoncent dans le sol, loin, très loin
jusqu’au centre de la terre. Me croyant à nouveau entourée de barreaux, je
n’ose plus bouger. Alors le vent me pousse et me bouscule. Je lève un pied pour
garder mon équilibre… et me mets à danser. Plus légère que jamais, je deviens
l’Amour, chaud, douillet, humide et confortable. « Va ! me dit le
vent. Va ! Poursuis ta route maintenant. » Alors sans sandales ni
besace, je retrouve le désert. J’emporte avec moi mes racines et les cinq
éléments.
Vivante, je me sens merveilleusement vivante. A
nouveau dans l’espace infini, j’aperçois au loin un cavalier ailé. Il ne
s’approche pas. Toujours là cependant, il suit le même chemin. Un jour, je lui
fait signe. Et je vois arriver un bel ange blanc au sourire divin. « Je
suis ton compagnon et serviteur, me dit-il. Si tu le désires, nous pouvons
cheminer ensemble, en parlant, en chantant, ou en silence, comme il te plaira.
« Fidèle ami, lui répondis-je, mon cœur te reconnaît. Je me croyais si
seule, mes barreaux aux fenêtres, dans mon cadre douillet et confortable, et
mon cœur, maintenant, m’avoue ta présence silencieuse, amoureuse et
discrète. »
« Toujours à tes côtés, répondit l’ange, je te
suivais pas à pas, attendant patiemment l’ouverture de ton cœur. Le jour fut
béni où tu as quitté ton cerveau et ses barreaux aux fenêtres, et celui aussi
où tu es descendu jusqu’au puits de ton cœur. Le temps viendra bientôt où nous
pourrons, si tel est ton désir, nous unir à nouveau. »
Cheminant côté à côté, nous voilà arrivant à une
nouvelle oasis. De belles musiques se font entendre, flûtes et tambours
chantent joyeusement. A peine arrivée, deux jeunes filles m’emmènent en riant.
Elles me vêtent des plus beaux habits et de somptueux bijoux, et me mènent à la
noce. A la noce de qui ? demandai-je ravie. Et dans un rire divin, elles
m’entraînent et me posent à côté de mon bel ange blanc. Nous nous regardons.
« Le veux-tu ? », me demande-t-il ? « Je le veux ! ».
Nos deux mains se rejoignent et nous fusionnons. Des cris de joie s’élèvent, et
des chants d’allégresse. Puis le vent délicat murmure à mon
oreille : « Ne t’arrête pas, surtout. Va vers la Montagne
sacrée. »
Alors nous reprenons la route, le chemin invisible du
désert silencieux. Mes pieds caressent la terre, le vent léger chante dans mes
cheveux. La montagne à l’horizon se dessine, majestueuse. Ne t’arrête pas, me
chuchote le vent. Ne t’arrête pas. Après quelques efforts, j’arrive au bas des
marches. Mon ange à l’intérieur me demande : « Le
veux-tu ? » Je lève alors les yeux et, me rappelant les paroles du
vent, je réponds fermement : « Je le veux ! ».
Je monte la première marche et comprends : il n’y
a jamais eu
de barreaux aux fenêtres.
Je veux regarder une dernière fois en arrière et
j’entends : Non ! Un « Non » d’amour et d’espoir qui me fit
lâcher mes dernières attaches,
les
barreaux cachés de mes dernières fenêtres.
Plus ancrée que jamais, légère comme la plume au vent,
je gravis aisément les deux marches restantes et la pente douce de la Montagne
sacrée. Je suis rempli de joie et d’amour et de paix. Mille rayons d’or fusent
de mes mains. Une musique céleste m’accueille au sommet, des anges blancs
m’entourent, et le vent à mes oreilles murmure : « Ne crains pas
maintenant ce que je vais te dire : il te faut retourner sur la terre.
N’oublie cependant jamais cela : il n’y a jamais eu
de
barreaux aux fenêtres.
Garde
ton cœur ouvert. L’Univers t’appartient désormais. »
Alors en soupirant je regarde à mes pieds et ramasse
un objet :
un
petit barreau d’or dans un cadre doré !